LAMBEAUX de Charles Juliet

Tes yeux. Immenses. Ton regard doux et patient où brûle ce feu qui te consume. Où sans relâche la nuit meurtrit ta lumière. Dans l’âtre, le feu qui ronfle, et toi, appuyée de l’épaule contre le manteau de la cheminée. A tes pieds, ce chien au regard vif et si souvent levé vers toi. Dehors, la neige et la brume. Le cauchemar des hivers. De leur nuit interminable. La route impraticable, et fréquemment, tu songes à un départ à une vie autre, à l’infini des chemins. Ta morne existence dans ce village. Ta solitude. Ces secondes indéfiniment distendues quand tu vacilles à la limite du supportable. Tes mots noués dans ta gorge. A chaque printemps, cet appel, cet élan, ta force enfin revenue. La route neuve et qui brille. Ce point si souvent scruté où elle coupe l’horizon. Mais à quoi bon partir. Toute fuite est vaine et tu le sais. Les longues heures spacieuses, toujours trop courtes, où tu vas et viens en toi, attentive, anxieuse, fouaillée par les questions qui alimentent ton incessant soliloque. Nul pour t’écouter, te comprendre, t’accompagner. Partir, partir, laisser tomber les chaînes, mais ce qui ronge, comment s’en défaire ? Au fond de toi, cette plainte, ce cri rauque qui est allé s’amplifiant, mais que tu réprimais, refusais, niais, et qui au fil des jours, au fil des ans, a fini par t’étouffer. La nuit interminable des hivers. Tu sombrais. Te laissais vaincre. Admettais que la vie ne pourrait renaître. A jamais les routes interdites, enfouies, perdues. Mais ces instants que je voudrais revivre avec toi, ces instants où tu lâchais les amarres, te livrais éperdument à la flamme, où tu laissais s’épanouir ce qui te poussait à t’aventurer toujours plus loin, te maintenait les yeux ouverts face à l’inconnu. Tu n’aurais osé le reconnaître, mais à maintes reprises il est certain que l’immense et l’amour ont déferlé sur tes terres. Puis comme un coup qui t’aurais brisé la nuque, ce brutal retour au quotidien, à la solitude, à la nuit qui n’en finissait pas. Effondrée, hagarde. Incapable de reprendre pied. Te ressusciter, te recréer. te dire au fil des ans et des hivers avec cette lumière qui te portait, mais qui un jour, pour ton malheur et le mien, s’est déchirée.

 

lambeaux

Mon avis :

Lambeaux de chairs qu’il faut recoller. Fragments de vie qu’il faut reconstituer. Méandres de la mémoire qu’il faut retrouver. Débris d’états d’âme qu’il faut consolider. Peurs qu’il faut surmonter. Douleurs vives qu’il faut atténuer. Revivre le passé pour se renforcer. Oublier les cours d’instruction militaire, oublier la discipline. Se couper des autres pour ne plus être à côté de soi-même. Solitude retrouvée pour penser. Partir pour revenir à l’essence même de la vie. Découvrir un portrait, un visage aimé pour égrener dans son inconscient des épisodes de vie. Restituer avec douceur des parcelles de souvenirs pour mieux les interpréter. Aligner des mots pour se surpasser et se reconstruire. Tracer, écrire à tous les temps sans s’arrêter pour se libérer et pour s’aimer. Traiter sa vie toute intérieure sans forcer la voix car dans l’intime mis en lambeaux on ne pénètre pas en criant. Ce récit est un manchon de nostalgie et d’amour infini pour une mère trop tôt disparue ainsi qu’un voyage intérieur que l’auteur fait pour refermer des plaies qui seraient restées à jamais ouvertes. Un hymne à la vie. Un voyage intérieur pour éveiller la gratitude et nous faire grandir intérieurement. Livre bouleversant et lumineux. Lambeaux de Charles Juliet.